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Cheikh Hadj Larbi Bensari

 

Cheikh Hadj Larbi Bensari ( 1872 – 1964 )

Par: Omar Dib.
 

Il a connu l’émerveillement des fêtes et les réceptions grandioses qui rappellent la magnificence des cours royales du sultan poète Abou Hammou Moussa II, des soirées du palais d’El Mechouar « passaient les habits brillants, les broderies, les lumières reflétant dans les miroirs dorés des élégants costumés aux gestes raffinés… ». C’est cette vie où les êtres offrent un visage radieux qui a permis à Cheikh Larbi Bensari de donner de prodigieux chefs d’œuvres.

Issu d’une grande famille traditionnelle, ce fils de fellah est né en 1872 dans une vieille maison située au cœur du quartier des Ouled Sidi el-Hadj, au pied du majestueux plateau de Lalla Setti qui veille sur le pays tlemcénien. Jusqu’à la fin de sa longue vie Hadj Larbi usera, dans ses conversations familières, d’expressions - et de mots savoureux caractéristiques de sa « haouma », son faubourg béni !

Sa mère, Mehtari Mama, et son père Hadj M’hammed ben Mohammed ben Hadj Boumédiène Bensari (1) habitèrent par la suite à Sidi Messahel, près d’Ab’Rhih aux abords de la ville, où ils élevèrent six garçons et deux filles. Paysan modeste, dur à la tâche, homme honnête et pieux, Hadj M’hammed travaillait quelques arpents de terre – sous les vieux remparts de la cité – aidé de temps à autre de son épouse ; tous deux, profondément attachés à la religion et à ses usages, - on lisait assidûment le Saint Coran chez les Bensari - ils inculquèrent à leurs enfants l’amour des valeurs de leur peuple et le respect de ses traditions.

Le jeune Larbi découvrit très tôt l’environnement féerique de l’antique Pomaria. Capitale, durant plusieurs siècles, du plus puissant royaume algérien, la merveilleuse Perle du Maghreb, joyau des Banû Ziane, était, en cette fin du XIXème siècle, occupée par l’étranger. Sous ses voiles de tristesse la cité martyre, patrie des arts et des sciences, demeurait cependant toujours belle.

Les vestiges du jardin royal d’El Hartoun ou « Koudiate el Ouchâq », refuge des poètes et des marginaux, ce qui restait « des magnifiques édifices » autrefois splendides,ainsi que les bois sacralisés et inviolables de Sidi Yacoub, abritaient les tombeaux des princes et des princesses Zianides ; parfois, le promeneur déambulant entre les sentiers du cimetière Cheïkh Sanouci découvre, au détour d’un chemin, de modestes pierres tombales sur lesquelles on pouvait déchiffrer le nom d’un homme célèbre : celui–là conquérant héroïque sous la bannière du grand Yaghmoracen, cet autre, général de l’Emir intrépide et celui-ci, compagnon du noble Messali Hadj. Des hommes de science et de savoir, des écrivains illustres et des héros sont nés dans ce pays et ont vécu ici… C’est dans cet univers que Larbi, adolescent, évoluait : les arbres et les nombreuses sources, les champs et les jardins multicolores de Sidi Saïd et de Fedden Es-Bâa, de Boudghène, de Mansourah et de Riat Makhoukh, les cerisiers de Sidi Tahar et les oliviers d’el-Bâal, la splendeur des vergers d’el-Aubbade et de Sidi Boumédiène « El-Ghout », répètent encore – pour qui sait entendre – l’écho des chants et des poèmes écrits par « les orfèvres du verbe et les tisserands de la rime ».

Ces mélopées magnifiques, tissées dans la trame de notre conscience commune et qui remplissaient notre mémoire, c’est le grand père de Larbi qui les fredonnait à longueur de journée : il révélait ainsi à son petit fils les chefs d’œuvres de la littérature nationale, laquelle était, du reste, l’objet d’un véritableculte familial à Tlemcen.

 

 

Larbi fréquentera, dans le même temps, les deux écoles de son quartier : la coranique et la coloniale. Garçon éveillé, il remarquera très vite les profondes différences entre ce qu’on lui enseigne sur les bancs de la classe et la vie quotidienne qu’il mène, avec les siens, dans la rue ou bien à la maison. Depuis lors, Larbi ne cessait de recevoir des chocs, les plus douloureux et les plus blessants pour sa sensibilité de jeune algérien profondément attaché à ses traditions religieuses et nationales : cela, il ne devait jamais l’oublier. De là datent, à l’évidence, les prémices d’une conviction qui allait devenir irréductible : il fallait mener une lutte de tous les jours, un combat de chaque instant, sans merci, pour tenter de rester soi-même !

Il grandissait entouré de l’affection des siens, dans une solide santé morale et physique, au milieu de gens simples et bons. En accompagnant son grand père – un flûtiste émérite qui le traitait comme un ami ou à l’égal d’un confident – dans de longues randonnées pédestres, il allait de découverte en découverte. Toutefois, ses études ne sont pas particulièrement brillantes ; il ne tardera pas, d’ailleurs, par devenir un élève franchement dissipé !

Sa mère, la première, se plaignit qu’il ne s’intéressât qu’à la musique ; avec cette sensibilité maternelle qui n’appartient qu’aux mamans dévouées et consciencieuses, elle devina que son fils n’avait pas seulement un penchant pour cet art, mais que cet attrait devenait chez lui comme une sorte de nécessité dont il ne pouvait se passer ! Larbi est un garçon gai, facilement enjoué certes mais c’est aussi un caractère entier, terriblement posé, la nature l’ayant doué d’une capacité de réflexion assez singulière. Il est vaillant, droit, rêveur parfois mais sait aller vers l’essentiel. Ce n’est pas un impulsif : il pèse le pour et le contre, mûrit ses opinions. Quand il voulut, à quatorze ans, devenir irrévocablement musicien, il exécuta sa décision quelques fussent les oppositions et les difficultés rencontrées ; les colères de son brave père, sur ce sujet, font partie de sa légende !

Le premier contact que Larbi eut avec un orchestre, celui des célèbres frères Mohammed et Ghouti Dib, fut pour lui un enchantement :

« - J’étais, dira-t-il plus tard, comme quelqu’un qui sort de l’ombre vers la lumière. J’ose l’avouer, je me trouvais dans un état d’excitation que je ne pouvais contenir ; il me sembla que j’allais exploser d’allégresse ! Ensuite, à l’instant où je commençais à égrener mes premières notes de S’nitra, sans trouble ni crainte, sous le regard aussi vigilant que sévère du grand maître Cheïkh Mohammed Dib ( Que Dieu lui Accorde Sa Clémence ), je reçus une impression agréable où dominait une espèce de prémonition qui s’imposa à mon esprit ; je sus que là était mon avenir, au milieu des musiciens, baigné de mélodies. Et quoi qu’il puisse arriver, j’allais m’engager dans cette voie pour toujours, prenant le seul chemin qui me convenait, celui de mon destin : je m’apprêtais à devenir, pour les jours et les saisons à vivre, le plus heureux des hommes ! »

Mais cette vocation, cette inclination pour la musique, bien que merveilleuse, n’était tout de même guère de nature à lui procurer une situation. A-t-on vu l’art nourrir son homme, surtout en ces temps de misère ? Il fallait coûte que coûte trouver un métier, mais lequel ? Et pourquoi pas celui de barbier ?

Ce choix assez surprenant était, à vrai dire, dicté par une raison bien simple : le patron qui consentit à engager le jeune Larbi ne le fit pas simplement pour assurer la vie matérielle de son protégé, mais il offrit, par ce curieux stratagème, à l’adolescent piaffant d’impatience, le meilleur alibi pour continuer à fréquenter le milieu des musiciens ; en effet, ce barbier n’était autre que le fameux Cheïkh Guellil Benchabane Mohammed, plus connu sous le sobriquet de Boudelfa (2).

A dater de ce jour, Larbi Bensari entama une carrière prodigieuse qui allait le propulser au faîte de la gloire.

 

 


 

Nous avons recueilli les témoignages de musiciens reconnus qui ont travaillé sous sa direction ; le premier, Cheïkh Hadj Mohammed Bouali attestait :

«  - La beauté majestueuse et triomphale de la Grande Touchia, l’une des plus grandioses par l’abondance des moyens instrumentaux, ainsi que son allure rythmique s’épanouissaient sous la direction de notre grand maître qui savait, grâce à sa technique parfaite et magistrale, par son style ample lui garder cette richesse tonale inimitable. »

De son côté Omar Bekhchi affirmait :

«  - S’il faut citer un exemple qui illustre un jugement sur l’art de mon maître il suffit de rapporter les propos que nous répétait le vénérable Moulay Djilali Ziani : je ne sais s’il a pu exister une version aussi parfaite de la Noubet el Ghrib, je crois que l’interprétation de Cheïkh Larbi Bensari est parmi les plus belles que l’on connaît ! Dans son exécution on sent une richesse à la fois d’érudition et de technique musicales, et puis la maîtrise instrumentale est si parfaite qu’elle me semble inégalable !…Ajoutons à cela que l’on demeure émerveillé que la voix de Redouane, le fils chéri du maître, soit capable de créer une telle sensation de perfection et de talent majestueux joints à une immense intelligence artistique qui tend vers le sublime ! Y aurait-il dans tout cela comme une impression de lumière d’une douceur angélique que je serais le premier à le croire ! 

D’abord, avez-vous entendu le père et le fils chanter du Haouzi, de Bentriqui, d’Ibn M’saïb ou de Bensahla ?..Ils dépassent le brio des virtuoses pour rendre l’effusion de ces morceaux gonflés d’amour, frémissants de désir, romancés de poésie et de délicatesse, puis lancés comme une complainte émouvante, comme un chant intérieur, profond, intarissable que nous ressentons et partageons avec les poètes dans leur quête épuisante vers la beauté… »

Cheïkh Bensari a vécu au service de l’art de son pays ; il joua un rôle inestimable dans le maintien des traditions musicales algériennes en particulier – et maghrébines en général. Artiste génial, homme de culture, poète, il assuma ses fonctions d’intellectuel au sein de la société, c’est à dire que dans la part de lutte qu’il a mené brille l’homme d’esprit, le politique – au sens noble du terme -, le témoin de l’histoire et plus simplement le type même de l’algérien idéal : le bon fils, le bon époux, le bon père !

Ne fut-il pas également un personnage qui servit de lien entre le passé d’une nation et son devenir ? Ambassadeur d’une civilisation maintes fois millénaire, il fit apprécier notre musique dans plusieurs pays d’Afrique, d’Europe et d’Asie, interprétant des œuvres admirables, des noubas grandioses, faisant vibrer d’émotion les peuples et les grands de son temps ! Au lendemain de l’indépendance il dirigea des concerts qui nous apportèrent, en plus du plaisir de savourer notre art, ce précieux sentiment de fierté d’être enfin nous-mêmes.

« - …il apparaît comme un élément constitutif d’une longue chaîne dont le début plongeait logiquement dans l’arrivée des musulmans d’Espagne en Algérie, et dont le prolongement finissait de vivre dans les veines de ceux qui, à des âges différents, continuaient une tradition qui donne à la culture musicale tlemcenienne ses titres de noblesse… » (3)

Assurément, il fut l’un de ces « hommes admirables qui, recevant le mobile, en l’occurrence la musique andalouse, d’un maître, préparaient de jeunes disciples, lesquels, à leur tour, continuaient la ronde du temps, le cycle commencé » il y a des siècles. (4).

Au reste, c’est un personnage de légende - tant son mérite est important ; il ressemble à ces héros qui « gravent dans la mémoire du peuple le souvenir de sa grandeur, et dans sa conscience le devoir continuel de la rétablir. » (5)

Voilà qu’un autre fait, nous reportant en arrière, resurgit : « - D’entre les scènes marquantes qui nous reviennent en mémoire, évoquons la visite agréable que fit l’immense musicien, Hadj Larbi Bensari, aux « Amis du livre » ; c’était au cours du premier mois de Novembre de notre indépendance.

Sous l’ombre des platanes tutélaires, je longeais les remparts de l’antique palais royal du Méchouar ; alors même que je descendais la superbe avenue, à nulle autre pareille, j’eus l’agréable surprise de rencontrer le vieux maître ! Bien évidemment, je le saluais avec tous les égards qui lui étaient dû.

S’appuyant alors sur mon bras, le vénérable artiste tint à faire quelques pas en ma compagnie. Je dois dire que chaque fois que j’avais eu le bonheur de le croiser, il saisissait toujours l’occasion pour me parler de mon grand père, cheïkh Mohammed Dib, qui fut son maître et son ami à la fois…

Chemin faisant, je ne sais comment nous nous trouvâmes devant la porte des « Amis du livre » ! Si El Hadj tint à visiter la bibliothèque. De prime abord, il parut impressionné par le nombre d’ouvrages qui garnissaient les imposantes étagères propres et bien entretenues. Il s’en approcha, s’attardant plus particulièrement devant les titres en arabe ; mentirais-je si j’avoue aujourd’hui que je fus abasourdi par les questions qu’il posa :

«  - Y avait-il des traductions des Foutouhats d’Ibn Arabi, demanda-t-il intéressé ? Et celles desMawaqifs de l’Emir Abdelkader ? Disposions-nous d’un diwan des œuvres de Sidi Boumédiène El Ghout ? »

Ce jour-là je sus que Hadj Larbi Bensari – en plus de cet art immortel dont il reste le dépositaire et le garant - était assurément un fin lettré, un soufi probe et vertueux ! » (6)

 

 

 

Cheïkh Larbi Bensari «  héritier de l’école de Gharnata, artiste persévérant et studieux » (7) s’est éteint le 24 Décembre I964, à Tlemcen, à cinq heures !

«  - Maintenant qu’il n’est plus parmi nous, nous constatons un vide considérable qui nous entoure, et nous avons quelques fois une sensation de solitude et d’angoisse à l’idée que lui, le maître absolu, le fidèle gardien des trésors du passé a disparu. » (8)

Cependant, si la musique classique algérienne se perpétue dans sa magnifique majesté, c’est « grâce à la volonté, au goût, au génie des grands artistes qui se sont succédés, au générations qui les ont admirés, ainsi qu’à la valeur de cet art que la patine des siècles a rendu plus sublime. » (9)

Pour finir, je n’hésiterais pas à rapporter le passage d’une citation en la faisant mienne :

«  - Et lorsqu’il n’y aura plus aucune trace de ceux qui, par leur pouvoir ou leur argent, dominaient le monde, lorsque le corps de tous les puissants d’aujourd’hui ne sera que poussière, et enfin lorsque l’oubli effacera des mémoires jusqu’à l’existence de ceux-là, on continuera toujours à vivre sous l’enchantement merveilleux de cet art musical que nos maîtres artistes ont perpétué dans la chaîne ininterrompue des musiciens exceptionnels – car il faut de ces êtres pour que l’humanité progresse ; ils forment chacun un maillon indestructible pour le plaisir du cœur, pour la sérénité de l’âme ; de même qu’ils tiennent, à la disposition de chaque mélomane, comme une porte éblouissante toujours ouverte sur l’éternité ! »

 


 

Notes :

  1. – Arbre généalogique N° 1563 de la commune de Tlemcen.

  2. - Koceïl Amazigh-« Deux grands maîtres de la musique classique algérienne » - Editions AVT, 1985.

  3. – Mohammed Souheïl Dib : « Essai sur l’art musical à Tlemcen ».

  4. – Abdelhakim Meziani :  « Mon royaume pour Tlemcen » ; le Matin du 6-4-1993

  5. – Koceïl Amazigh, opus cité, page 19.

  6. – Omar Dib : «  Les Amis du livre : fleuron du mouvement culturel national » - sous presse.

  7. – Abdelkader Djemaï : « Un chant, une mémoire »- El Djoumhouria du 23-12-1992

  8. – Rabah Saad Allah : El Moudjahid Culturel du 19-12-1976

  9. – Koceïl Amazigh, opus cité, page 35.

     
 

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